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Almi Urbanisme
10 septembre 2014

Perspectives urbaines algériennes. Le poids du passé

 

Perspectives urbaines algériennes. Le poids du passé *

 

                                                                                                                                                                                              Saïd ALMI

 

Où en est l’urbanisme en Algérie ?

Dans un article récemment mis en ligne sur le site du Centre culturel algérien de Montréal et intitulé « Coup d’œil sur l’urbanisme algérien », je conclus : « une redéfinition de la notion d’urbanisme, aujourd’hui, s’impose dans notre pays ». Or, j’allais apprendre la tenue le 20 février 2007 de la Journée nationale de la Ville en Algérie et la parution, à cette occasion, d’un numéro spécial de Vies de Villes consacré à ce sujet.

La ville !

Chacun s’accorde à reconnaître que de la VILLE il ne demeure plus que le mot. Ou encore l’idée ou l’imagination, tout au plus. La vie urbaine qui profile un idéal d’existence civilisé, c’est-à-dire une relation agréable entre les hommes d’une part et entre l’homme et son espace de vie d’autre part, n’est plus le propre de nos agglomérations aujourd’hui. Civilité, courtoisie, politesse, affabilité, solidarité, sociabilité, convivialitél’urbanité fascine. Elle nourrit toujours un imaginaire que seuls quelques vieux centres ou quartiers continuent d’étayer ou de réveiller dans les consciences et les sentiments.

A contrario, la vie des « villes » aujourd’hui afflige et suscite controverses et débats. Partout on en dénonce la démesure et le caractère inhumain. Décidément, la ville n’est plus ce qu’elle était.

En 1994, une grande exposition lui a été consacrée au Centre Georges Pompidou à Paris (1). Conçue autour d’une confrontation de regards variés, regards d’artistes (peintres, photographes et cinéastes) et de praticiens (architectes et urbanistes), la rencontre a sérieusement relancé la réflexion. Tout aussi légitimement, notre pays pose aujourd’hui le problème et le soumet à la discussion. Le cadre « urbain » des Algériens souffre en effet de bien des dysfonctionnements et son emprise accuse une croissance effrénée.

 

La ville ?

Le mot vient du latin, puis de l’italien villa  (qui tire son nom de la casa di villa), c’est-à-dire ferme ou domaine rural, lesquels ont généralement été à l’origine des cités médiévales. Quant à la chose elle-même, elle est naturellement bien plus ancienne.

Les mots latins urbs et civitas sont souvent invoqués à propos de la cité antique. Par urbs, on entendait le milieu physique, construit et habité par une collectivité de civis (concitoyens, membres d’une cité), et par civitas ces citoyens eux-mêmes, en tant qu’ils constituaient un groupe organisé socialement, politiquement et religieusement (2). Civis a donné lieu à civitas, puis, au XIè siècle, à « cité » et, au XIIIè siècle, à citeien (habitant d’une ville). Civitas a généré à son tour, dans la langue italienne, les mots città et cittade, puis cittadino (habitant de la cité) auquel ont été empruntés le français citadin, l’espagnol ciudad et le portugais cidade. La cittadella (citadelle, petite cité généralement entourée d’une fortification) en est également un dérivé.

La dimension politique véhiculée par la notion de civitas est capitale. Le latin politicus, pris du grec politikos, lequel vient de politês (de la cité, de l’Etat, ou encore citoyen), lui-même issu depólis (cité, ou ville en tant que corps politique), renvoie en effet à civitas.

Mais qu’en est-il de la cité musulmane ?

Durant la présence française en Algérie, Georges Marçais proposait à la méditation des urbanistes occidentaux les solutions que les Musulmans eux-mêmes avaient d’instinct, ou par tradition, apportées à l’aménagement de leurs villes. Dans la culture arabo-musulmane, il n’a, en effet, jamais existé de textes spécialisés destinés à structurer leurs espaces urbains ou à les conditionner. Marçais a insisté sur cette spécificité, mais il a noté que la cité musulmane s’était toujours fondée sur la mosquée, « organe essentiel du culte, centre religieux et politique de l’Islam primitif ». La vie politique telle que la connaissaient les villes grecque et romaine lui était étrangère, d’après lui (3).

Revenons donc à l’étymologie.

Le mot « civil », emprunté en 1290 au latin civilis (ce qui est relatif au citoyen, à ses droits et à la cité), n’est pas étranger à « civilisation ». Et en philosophie politique, civilis traduit le grec politikos.

Cité, Etat, citoyen, politique, civil et civilisation présentent ainsi une parenté sémantique qui se retrouve du reste dans la terminologie arabe. Le mot al hadhara (ةلحضارا) (4) désigne en effet aussi bien la civilisation que l’urbanité et par al hadhari (الحضاري) le citadin, mais aussi le civilisé. Il en est de même du mot madina (مدينة) (ville), substituable par bilad (بلاد) ou balad (بلد) (dérivé : baladya, commune ou municipalité). Or, si par madani (adjectif dérivé de madina) on entend ce qui est séculier, citadin, urbain, laïc même, ou encore civil (mass’oulya madania : responsabilité civile (canoun madani : droit civil), bilad et balad signifient aussi le pays ou le territoire. Le mot « bled », qui est la traduction française d’une altération inscrite dans l’arabe dialectal nord-africain, désigne aussi l’intérieur des terres, la campagne, le pays et le lieu ou le village éloigné tout à la fois.

 

Urbanisme et civilisation

En Occident, le verbe « civiliser » et l’adjectif ou participe passé « civilisé » signifient, depuis le 16è siècle, « (rendre) apte à la vie en société », puis par un glissement de sens, « faire passer une (collectivité humaine) à un état de plus haut développement matériel, intellectuel et social ». Rompant ensuite avec cette idée de processus historique «avancé » de progrès parce qu’entachée d’un certain ethnocentrisme, on parlera d’«évolution », puis de « culture » (le pluriel l’emportant à partir du XIXè siècle). Dans la culture arabo-musulmane, est hadhari aussi bien ce qui est urbain que ce qui a trait à la civilisation. Al hadhara est pour Ibn Khaldoun par exemple l’action de s’installer dans la ville. C’est, plus précisément, le processus de passage de la vie bédouine (de badawi: nomade etde badiya: partie de la steppe sèche péri-méditerranéenne où vivent et se déplacent les tribus de pasteurs nomades) et villageoise (bien que village se dise qaria) à la vie sédentaire citadine; celle-là étant à l’origine de celle-ci. En somme, la civilisation est l’installation dans les cités et l’amélioration matérielle de leur vie.

Des Prolégomènes se dégagent notamment deux concepts fondamentaux : l’umran et l’assabiya. L’umran (عمران) désigne à la fois la civilisation, l’organisation sociale et l’Etat. C’est aussi la science qui a pour objet l’étude rationnelle de la « sociabilité naturelle, » qui permet de comprendre le mécanisme des comportements historiques, en prenant le soin de déborder la singularité des faits pour les replacer dans leur contexte général. Dans sa démarche, Ibn Khaldoun exclut en effet tout examen de la nature humaine et se détourne de tout recours à un fondement religieux. Le comportement socio-politique du groupe passe d’après lui par la naissance d’une assabiya, c’est-à-dire une cohésion de sang et une identité d’intérêts, une solidarité clanique ou encore un esprit de corps, puis par une évolution qui cristallise sa puissance. Une fois celle-ci assise, le groupe cherche à imposer son pouvoir et sa souveraineté (mulk). C’est alors qu’intervient la religion, autre facteur de civilisation, où elle est investie d’une fonction d’ordre étatique et politique. Car à chaque phase de l’évolution sociale correspond un type de comportement religieux. La religion est donc bien un élément de l’umran. Mais, cependant que la hadhara s’accomplit, les liens de solidarité de l’assabiya se distendent et le sentiment religieux se dénature. D’où la position critique d’Ibn Khaldoun vis-à-vis des citadins et de l’umran hadhari auquel il oppose l’umran badawi, ou l’organisation tribale villageoise, et non le nomadisme comme on le prétend souvent.

Si au Proche-Orient le mot urbanisme, donné comme l’équivalent de town ou urban planning, est traduit tantôt par takhtit al mudun, par takhtit hadhari, ou par handasa(t) imariya, tantôt par takhtit umrani, takhtit umran al-mudun, handasat al-mudun, ou encore par tanthim, ou tanzim al-mudun, au Maghreb la préférence semble justement aller à umran.

Quel mot de la langue arabe conviendrait-il donc d’appliquer à celui d’« urbanisme » ?

Cette incertitude du vocabulaire reflète le flou qui caractérise la pratique urbanistique et les projets de société envisagés dans le monde arabo-musulman aujourd’hui. Mais la situation est loin de lui être propre. Elle est générale. Les sociétés ont changé, mais les mots sont demeurés les mêmes ; ils n’ont pas suivi : on parle toujours de ville, de cité, d’urbanité…

L’explication réside fondamentalement dans la rupture opérée dans l’ancestral équilibre entre urbs et civitas et dans leur désolidarisation. Partout, on assiste à l’avènement de l’« urbain ». Si bien qu’au-delà de l’inflation terminologique qui accompagne cette mutation (on parle aujourd’hui couramment d’agglomération de conurbation, de métropole, de mégalopole, de technopole, d’aire et de région urbaines… ) le substantif « urbain » lui-même est désormais admis.

Notre incursion dans une filiation étymologique qui a traversé plusieurs siècles importerait peu si elle ne nous permettait de saisir le caractère anachronique des désignations terminologiques dont nous usons. Si bien d’ailleurs que l’adjectif « urbain » a été substantivé et proposé pour la dénomination de nos agglomérations aujourd’hui. Ni, à proprement parler, cités, ni villes, celles-ci se caractérisent généralement par un étalement du bâti sans fin et un éclatement social et spatial tel qu’il devient difficile d’imaginer ou d‘envisager l’ancienne unité urbs/civitas. Le divorce est flagrant.

 

Avènement de l’urbain

Jusqu’aux débuts de la révolution industrielle, l’ensemble harmonieusement agencé par l’ajustement urbs/civitas constituait la ville. Depuis, et presque partout sur la planète, on assiste à un même phénomène : divorce entre contenu et contenant, entre urbs et civitas. La traditionnelle séparation entre ville et campagne telle qu’on pouvait encore la percevoir dans la France du XIVè siècle par exemple où d’un côté existaient des espace urbains proprement dits, généralement délimités par des remparts et parfaitement identifiables, et d’un autre des espaces agricoles, forestiers et d’élevage (5), ne se rencontre pratiquement plus. Mais, au XIVè siècle déjà, le mot « cité », très tôt concurrencé par le mot « ville », ne désignait plus que la partie centrale (exemple la city de Londres) ou la plus ancienne de la ville. Puis, il allait progressivement être vidé de sons sens. Tout comme le terme città dans la langue et la culture italiennes, ilsera en effet passé au cours des siècles d’une acception spécifique à un sens vague et général. Tant et si bien qu’il faut désormais, pour désigner un champ ou un domaine particulier, l’accompagnerde qualificatifs dénotatifs : cité universitaire, cité scientifique, cité ouvrière, cité-dortoir, cité-jardin….

Dans le monde arabo-musulman, le constat est le même. La colonisation, hier, et les échanges internationaux, aujourd’hui, sont à l’origine de la nouvelle configuration spatiale de l’établissement humain. Comme pour la « cité », le mot madina est appliqué indifféremment aux centres historiques et à toute agglomération urbaine, quelle qu’elle soit.

Signe emblématique de cette scission, une pluralité terminologique pour qualifier les pratiques urbanistiques. Comme pour conjurer ce bouleversement, approches et désignations de la nouvelle réalité urbaine se multiplient en effet.

 

 

Urbanisme, urbanification, urbanologie…

Urbanisme. Le recours à des néologismes pour nommer la pratique édificatrice de l’espace urbain remonte à la deuxième moitié du XIXè siècle. En 1867, l’ingénieur espagnol Ildefondo Cerdá (1815-1876) introduisit le terme « urbanizacion » (6). Contemporain d’Haussmann, Cerdá est le concepteur du plan régulateur de la ville de Barcelone, mais il est surtout le premier théoricien de l’urbanisme considéré comme science.

En français, le mot « urbanisme » est apparu pour la première fois en 1910 en Suisse (7) et, dans le même temps, dans l’entourage de Prost au Musée social à Paris. Depuis, il désigne la discipline chargée de l’aménagement matériel et fonctionnel des villes, du processus d’extension de l’espace urbain et de l’organisation de sa population. Mais en adjoignant au radical « urban » le suffixe « isme » (qui dénote une attitude positive par rapport à la croyance et donne valeur de système), on érige l’urbanisme au statut de science dont l’objet privilégié est l’espace en tant que substance matérielle, objet neutre, malléable et reproductible. Il y a pour ainsi dire prédominance de la réalité physique (urbs) sur la réalité sociale, humaine et politique (civitas et polis).

Erigée au statut de science, la pratique moderne d’aménagement de l’espace a ainsi vidé son objet de sa substance. Or, nous l’avons vu, historiquement la polis était une communauté d’individus avant d’être un « espace », notion entendue dans le sens d’entité conceptuelle et matérielle, malléable, propre à l’univers occidental. Pour les Grecs, par exemple, la cité, c’était d’abord les citoyens eux-mêmes. La cité d'Athènes n'existait pas en tant que telle ; c’était la cité des Athéniens. La condition de citoyen et l’idée de corps politique prévalaient donc. Et dans la culture et l’imaginaire arabo-musulmans la ville est une communauté avant d’être un espace  bâti. L’espace est secondaire au regard des relations humaines. D’où, vraisemblablement, l’absence dans la langue arabe d’équivalent précis au concept d’‘espace’ (architectural et urbain) qui lui est réservé dans l’imaginaire occidental (8).

Urbanification : terme proposé par Gaston Bardet, pour désigner le phénomène spontané du développement urbain, par opposition à la forme organisée que recouvre le mot urbanisme.

Urbanologie : mot forgé par Marcel Cornu et repris notamment par Paul et Françoise Claval (9). Dans un article paru en 1969 dans Les Lettres françaises et intitulé « De la nécessité d’une ‘urbanologie’ », Marcel Cornu explique : « Nous proposons d’appeler ‘urbanologie’ l’ensemble des recherches et études dont le champ se trouve être l’espace urbain, c’est-à-dire tout ce qui concerne la croissance des villes. L’urbanologie serait la science de la ville ».

 

Deux autres termes font leur entrée dans le jargon français relatif à l’espace urbain : l’‘urbanistique’ et l’‘urbistique’.  

Urbanistique : au début des années 1950, l’architecte-urbaniste anarchiste italien Carlo Doglio rattachait la cité-jardin à l’anarchisme et reprochait à Howard de viser un idéal capitaliste de petit-bourgeois. Dans une série d’articles parus dans la revue Volontà de Naple (10), il définit l’urbanistique comme la manière de répondre aux besoins et aux aspirations de l’espèce humaine en misant substantiellement sur le social. Le terme a été repris dans un sens différent par Henri Raymond. (11) et ses élèves qui envisagent la ville non plus comme une agglomération tournant autour d’un pôle (historique) unique mais comme un espace urbain articulé selon des aires homogènes et spécifiques, distribuées de façon fonctionnelle et communiquant entre elles.

Urbistique : les deux maîtres mots  de l’urbistique, dont la démarche s’inspire fortement de la systémique, sont « système urbain » et « gestion ». Ce néologisme forgé par l’association du latin « urbis » et du suffixe « tique » par allusion aux TIC (technologies d’information et de communication auxquelles il y est fait largement appel. A une époque où le substantif « urbain » l’emporte souvent sur le mot « ville » du fait de l’anachronisme que présente aujourd’hui cette appellation au regard du nouveau paysage urbain qui se dessine, l’urbistique vise à redonner à l’espace urbain une certaine unité. Sa gestion se veut globale et sa politique transversale. Toute démarche morcelée est bannie. Concertation, analyse systémique et approche globale des problèmes de planification urbaine par le recours à la somme d’informations et la limitation du développement expansif, tels sont les mots d’ordre de l’urbistique. Le mot est utilisé essentiellement en Suisse où il prolonge, grâce au Centre de Compétence en Urbistique (CREM) de la ville de Marigny, une tradition vieille de vingt ans et au Canada.

Mais ces quatre derniers termes parviennent difficilement à entrer dans l’usage courant et même dans le vocabulaire des aménageurs de l’espace eux-mêmes.

 

Le général ET le particulier

Qu’est-ce donc que l’urbanisme et quel est son statut épistémologique ? Parce qu’il à faire à des systèmes de valeurs, parce qu’il ne dispose pas de bases, ni de concepts scientifiques propres, parce qu’il ne repose pas sur des méthodes spécifiques et qu’il n’obéit pas strictement aux règles de l’art, l’urbanisme n’est ni une science, ni une technique, ni un art. L’urbanisme est une praxis, c'est-à-dire une activité en vue d’un résultat et un ensemble d’interventions éminemment politiques constamment en proie à des idéologies. Toute prétendue connaissance scientifique dans ce domaine, et toute référence philosophique à l’être - être de raison n’existant que dans la pensée et souvent opposé à la réalité - ne sauraient que desservir la pratique. Or, cette définition de l’urbanisme trouve à se traduire pleinement dans la démarche régularisatrice. Celle-ci, incarnée par la loi Cornudet du 14 mars 1919 portant création des plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension (PAEE) et rendue applicable à l’Algérie en 1922 et 1925, consistait précisément à transformer l’espace urbain sans bouleverser pour autant les structures existantes. Elle faisait des notions de compromis et de concertation son credo. Aux règles générales jugées applicables à l’ensemble des villes étaient toujours ajoutées des dispositions particulières propres à chaque espace urbain traité concrètement. Elle tranchait avec celles prônées par les théories fonctionnaliste (née d’une triple volonté d’efficacité, de rendement et de séparation des fonctions urbaines, indifféremment de l’héritage ancestral) et culturaliste (dominée par la nostalgie des anciennes communautés culturelles et par l’idée d’une organisation échelonnée de l’espace) de l’urbanisme qui non seulement trouvèrent dans les villes de l’Algérie coloniale de bons terrains d’application, mais qui allaient même triompher après l’indépendance de notre pays (12).

L’urbanisme, pouvait déclarer à juste titre, en 1930 à Alger, l’un des protagonistes de la régularisation « est à la fois une science, un art, une sociologie, une politique et une mystique » (13). Loin de contredire la précédente définition de l’urbanisme, cette énonciation souligne le caractère non strictement architectural ou esthétique, ni encore simplement politique, mais anthropologique de la pratique urbanistique. La redécouverte d’Alberti (1404/1472), le grand humaniste italien – il était architecte, géomètre, sculpteur, arithméticien, astronome, peintre, grammairien… – et la réédition du De re aedificatoria (14) du père de l’espace édifié érigé en discipline autonome mais qui ne cesse pourtant de s’enraciner dans les profondeurs de l’homme et de la société ne sont pas dénuées de sens.

Trois quarts de siècles avant Alberti, un autre penseur tout aussi érudit – il était à la fois homme politique, sociologue et historien, et d’aucuns même le considérèrent « comme l’un des fondateurs de la sociologie politique » et « l’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations », jeta les fondements de l’anthropologie sociale et culturelle qu’il appliqua à l’étude du processus de l’umran hadhari (civilisation/urbanisation) du monde arabo-musulman du XIVè siècle. Ibn Khaldoun (1332-1406) considérait la société dans toute sa complexité : son organisation, ses sciences, son économie, sa technologie, ses systèmes politique et juridique, les croyances religieuses des populations et leurs superstitions, la langue, les arts, la géographie, le climat.

Découverte tardivement par l’orientaliste français Sylvestre de Sacy à la faveur de l’expédition napoléonienne d’Egypte puis de la colonisation de l’Algérie, son œuvre fait aujourd’hui, à juste titre, l’objet d’un intérêt renouvelé.

Toute entreprise irréfléchie, et à plus forte raison face au spectre de la mondialisation aujourd’hui, est inexorablement vouée à l’échec. Assumer son histoire, tout en la problématisant, la tâche nous incombe. La leçon d’Ibn Khaldoun, aussi bien que la brève expérience de urbanisme de régularisation seraient en mesure de nous éclairer.

Ibn Khaldoun : Dans son analyse éminemment anthropologique, qui demeure d’une grande modernité scientifique, des sociétés musulmanes en déclin du 14ème siècle, Ibn Khaldoun a convoqué les connaissances rationnelles de son temps auxquelles il a ajouté l’histoire. L’histoire conçue comme science rigoureuse, dans le but d’identifier les causes de ce déclin.

Face aux effets de la mondialisation aujourd’hui, notre société a tout à gagner à ne céder ni aux promesses spécieuses de l’urbanisme théorique marqué au coin de l’utopie, ni aux sollicitations et à l’hégémonie de la mondialisation, ni à l’appel au repli sur soi commandé par un esprit de communautarisme rétrograde. Un juste équilibre est à définir. Or, l’histoire, encore une fois, et l’expérience sont là qui nous instruisent. L’articulation dialectique des règles générales et des dispositions particulières suggérée par la méthode régularisatrice s’impose comme projet possible.

 

Notes

* Article paru dans Vies de Villes (Alger), n° 7, mai 2007.

(1) Voir La ville, art et architecture en Europe, 1870-1993, (Paris, Centre Georges Pompidou), 1994.

(2) Numa Denys Fustel de Coulanges : La Cité antique. Etude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, (Paris, Hachette), 1948 (1è éd. 1864).

(3) Georges Marçais : « L’urbanisme musulman », in : Revue africaine, n° spécial, 1940, p. 31.

(4) Sachant que le préfixe « al » (ال) correspond en français aux articles définis le, la ou les.

(5) Emmanuel Le Roy Ladurie (sous la dir. de) : La ville des temps modernes. De la Renaissance aux Révolutions, (Paris, Éd. du Seuil), 1988.

(6) Cerda Ildefonso : La Théorie générale de l’urbanisation, (Paris, Le Seuil), Paris, 1979 (1ère éd. 1867).

(7) Pierre Clerget : "L’urbanisme, étude historique, géographique et économique", in : Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, 1910, pp. 213-231

(8) Dans les dictionnaires français-arabe, le mot ‘espace’ est généralement traduit par massafa (surface, superficie), fush’a, (étendue ou superficie), fadhaa’ (univers), faragh (vide), saaha (place), makane, (endroit), oues’e (large), hawa’e (air), ou encore heïz, rihaba, madjal, madaa… Aucun de ces termes ne le dénote rigoureusement.

(9) Paul Claval; Françoise Claval : La logique des villes : essai d'urbanologie, (Paris, Litec), 1981.

(10) Articles réunis dans L’equivoco della città giardino, (Firenze, CP editrice), 1974.

(11) Henri Raymond et alii : Urbanistique et société baroques, (Paris, Ministère des Affaires Culturelles/D.G.R.S.T./IERAU), 1977.

(12) Ces différentes tendances seront examinées en détail dans des articles à venir.

(13) Alfred Agache : « Conférence aux Amis d’Alger », in : Le Journal général Travaux publics et Bâtiment (Alger), n° 430, du 10 mars 1930.

(14) Leon Battista Alberti : L’art d’édifier, (Paris, Seuil), 2004 (1ère éd. 1485).

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